15.
Le chef Sobek n’invita pas ses hôtes à s’asseoir. Il avait mal dormi, mal digéré un plat de fèves en sauce, pestait contre la chaleur et ne supportait pas d’être contrarié.
— Vous connaissez bien le chef d’équipe Neb l’Accompli ? demanda Silencieux avec calme.
— Tu me prends pour un demeuré ? C’est toi que je ne connais pas ! Et Neb l’Accompli n’a pas de fils.
— Au sens profane du mot, c’est exact.
— Qu’est-ce que tu racontes...
— Mes parents sont morts, Neb l’Accompli m’a adopté. Aux yeux des artisans de la Place de Vérité, je suis devenu son fils.
Et comme vous devez être en poste depuis peu de temps, vous entendez parler de moi pour la première fois.
Sobek se tapa le front avec la paume de la main droite.
— Toutes ces histoires, tous ces mystères... Comment vais-je vérifier ça ? Je n’ai pas le droit de pénétrer dans le village !
— Laissez-moi parler au gardien de la grande porte, Il préviendra mon père.
— Admettons... Et celle-là, qui est-ce ?
— Claire, mon épouse.
— Elle est la fille de qui ?
— D’un entrepreneur de la rive est.
— Ah... Elle n’habite donc pas le village !
— Pas encore, mais elle y vivra avec moi.
Sobek pointa un index accusateur vers Silencieux.
— Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes mariés ?
— Vous savez bien qu’aucun document administratif n’est nécessaire.
— Je sais aussi que vous devez habiter sous le même toit... Et où est-il, ce toit ?
— Si vous nous laissez nous rendre dans le quartier des auxiliaires, je vais vous le montrer.
— Allons-y.
À l’extérieur de l’enceinte du village, certains artisans appartenant au personnel auxiliaire de la confrérie avaient été autorisés à bâtir de modestes demeures. C’était le cas d’Obed le forgeron, un Syrien quadragénaire aux bras énormes, court sur pattes et barbu. Il fabriquait et réparait des outils en métal.
Dès qu’il aperçut Silencieux, Obed sortit de sa forge et se précipita vers lui pour le gratifier d’une accolade qui faillit renverser le jeune homme.
— Enfin de retour ! Moi, j’étais persuadé que tu n’avais pas disparu. Le scribe Ramosé est souffrant, et ton père commençait à se désespérer.
Irrité, Sobek intervint.
— Tu te moques de moi ! Cette maison est celle d’Obed, pas la tienne.
Le forgeron s’interposa.
— Quel est ton problème, chef ?
— Cet homme prétend être marié avec cette femme, mais ils n’ont pas de toit.
Obed contempla Claire.
— Par tous les dieux du ciel et de la terre, ce qu’elle est belle ! Si elle voulait de moi comme mari, je n’hésiterais pas un seul instant. Tu es mal informé, chef. Je viens de léguer ma chambre à ce jeune couple qui va y pénétrer au vu et au su de tous. Ils seront donc chez eux et y consommeront leur union.
Furieux, Sobek tenta d’argumenter.
— Et si cette fille n’était pas consentante, si ces deux-là étaient frère et sœur, si...
— Prends-moi dans tes bras, demanda Claire à Silencieux qui la souleva pour franchir le seuil de la maison.
— Je vous félicite pour votre conscience professionnelle, chef Sobek, déclara le fils spirituel de Neb l’Accompli. Nous nous aimons, Claire et moi, nous sommes mari et femme, et nous allons vénérer Hathor, déesse de l’amour, pour le bonheur qu’elle nous offre.
— Tu ne veux quand même pas assister à la scène et dresser un procès-verbal ? demanda le forgeron au policier.
Sous le rire grasseyant d’Obed, Sobek regagna son bureau. Il voulait tout savoir de Silencieux. Si ce dernier avait commis la moindre faute, il ne l’épargnerait pas.
Comme elle avait été douce, cette nuit d’amour dans une petite chambre meublée d’un vieux lit bancal ! Leurs corps étaient faits l’un pour l’autre, et leurs gestes avaient déployé spontanément la magie du désir et de la tendresse.
— Qu’elle est heureuse, cette heure, dit Silencieux quand le soleil se leva ; quelle déesse pourrait la rendre éternelle ?
— J’ai dormi à tes côtés, mon amour, ta main s’est posée sur moi, et je suis devenue ton épouse. Ne t’éloigne plus de moi, que rien ni personne ne nous sépare.
Silencieux l’enlaçait quand un bruit l’alerta.
— Si les jeunes mariés sont réveillés, annonça la grosse voix du forgeron, je leur apporte quelque chose à manger.
Du lait, des galettes encore chaudes, du fromage frais, des figues... Un véritable festin !
— Ta femme est aussi belle qu’une déesse, Silencieux, et elle doit posséder d’innombrables qualités, mais... l’as-tu bien prévenue que tu ne l’emmènes pas au paradis ? Le village est un monde clos, hostile à tout nouveau visage, surtout lorsqu’il risque d’éclipser les autres.
— Mon mari ne m’a rien caché, précisa Claire.
— Ah... Et vous n’avez pas peur ?
— Comme lui, j’ai entendu l’appel.
— Bon... Alors, mes mises en garde sont inutiles. Moi, à votre place, j’oublierais la Place de Vérité et j’irais m’installer sur la rive est pour profiter de l’existence. À votre âge, vous enfermer dans ce village et n’avoir d’autre horizon qu’une œuvre mystérieuse... Enfin, chacun son destin.
Après s’être douchés l’un l’autre avec l’eau quotidiennement fournie au village et aux auxiliaires, les jeunes gens s’habillèrent.
— Mon pagne est plutôt fatigué, déplora Silencieux. Avec ta robe neuve, tu feras meilleur effet.
— J’espère que le tribunal d’admission ne se prononce pas que sur l’apparence.
— Pour être franc, j’ignore ses critères et je ne sais même pas qui en fait partie.
— Serais-tu inquiet ?
— Je redoute d’échouer, de te décevoir, d’être indigne de mon père...
— Moi aussi, je suis inquiète. Mais je sais que nous n’avons pas le choix, qu’il nous faudra être sincères et nous montrer tels que nous sommes.
— Un autre détail me préoccupe j’ai rempli les conditions matérielles pour me présenter, mais qu’exigera-t-on de toi ?
— Nous verrons bien.
Le forgeron appela Silencieux.
— Voilà ce que tu m’avais confié avant ton départ, il y a plusieurs années, dit Obed en lui remettant un sac de cuir, des morceaux de bois de bonne qualité pour fabriquer un fauteuil et un pliant en bois. Mais j’aimerais comprendre... Pourquoi ne t’es-tu pas présenté devant le tribunal alors que tu avais rempli les conditions imposées, toi, le fils spirituel d’un artisan renommé ?
— Parce que je n’avais pas entendu l’appel.
— Et c’est pour l’entendre que tu as voyagé si longtemps ?
— Oui, et je me suis aperçu qu’il était tout près, si près que sa puissance m’avait rendu sourd.
Le forgeron soupira.
— Merci de ta franchise, mais je n’y comprends vraiment rien... Bonne chance quand même.
La matinée était superbe, la chaleur était insupportable. Le couple se rendit au poste de police principal où un Sobek de meilleure humeur dégustait son petit déjeuner.
— Je n’ai aucune raison de vous emprisonner, regretta-t-il. Sortez d’ici et présentez-vous à la porte du nord.
Silencieux et Claire obéirent au policier. Les murs formant l’enceinte du village paraissaient infranchissables.
À gauche de la porte fermée, l’un des deux gardiens, en faction de quatre heures du matin à quatre heures de l’après-midi. Tenant un grand bâton, il disposait d’une hutte pour s’abriter du soleil et n’avait pas l’autorisation de franchir le seuil. Comme son camarade, il habitait dans la zone cultivée, loin de la Place de Vérité.
La tête carrée, les épaules larges, rompu à toutes les formes de lutte, le gardien touchait un modeste salaire complété par des primes quand il servait de témoin lors de transactions commerciales.
— Je m’appelle Silencieux et je suis le fils de Neb l’Accompli. Mon épouse Claire a entendu l’appel, comme moi, et nous te prions d’ouvrir la porte du village.
— Vous n’êtes pas autorisés à entrer.